Je devais avoir 20 ans. J’avais lu avec passion Vendredi ou les Limbes du Pacifique, puis le Roi des Aulnes. Tournier m’avait envouté ; je le considérais comme le plus grand auteur français vivant. Je pense que je n’avais pas tout à fait tort.
Il venait de publier Gaspard, Melchior & Balthazar et passait à la bibliothèque de Grenoble. Cette après-midi là, je ne suis pas allé en cours. C’est un monsieur déjà âgé, surtout pour moi (il avait publié son premier roman à 42 ans), mince, chauve, avec une très belle voix. Il parlait facilement, avec une diction parfaite et nous l’écoutions, fascinés, évoquer sa jeunesse, l’Allemagne, ses travaux de traduction, comment il prêta sa voix à des dramatiques et des livres lus sur France Culture pour gagner sa vie.
A un moment, vainquant ma timidité, je réussi à lui poser une question. J’avais du lire dans une de ses interviews qu’il citait souvent les Trois Contes de Flaubert comme le sommet de la littérature française. Je voulais qu’il m’en dise plus. A moi, seul, pas aux autres, des vieilles dames essentiellement, des professeurs de français, le public habituel d’une bibliothèque municipale, en milieu de journée, dans une ville de province.
Il parla de Flaubert, puis ME dit, en déclamant lentement, ménageant ses effets, : « Pour moi, la plus belle phrase de la littérature française… est…Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé, Et de tous les côtés au Soleil exposé, Six forts chevaux tiraient un Coche…. »
« Ici, il y a tout, les mots justes, le rythme, on ne peut rien changer à la phrase car elle traduit à la perfection l’effort des chevaux, la chaleur, la rudesse du chemin», continua Tournier. « Le coche claque à la fin comme un fouet. »
J’étais aux anges. J’avais toujours aimé La Fontaine, – d’un amour coupable et caché, ce n’était pas très branché voir réac pour mes cammarades, – je pouvais l’adorer maintenant!
Je l’aime toujours autant ; je vous ai souvent lu des fables de La Fontaine, le soir avant de vous endormir, sans vraiment me demander si vous pouviez les comprendre, cherchant un peu à les dire comme l’avait fait si parfaitement Michel Tournier, pour la parfaite alchimie des mots, de la phrase et du sens.