Souvent, j’arrivais au Lycée très en avance. J’allais alors boire un café avec un ami au bar « des Quatre Chemins ». Il me l’offrait, je n’avais jamais d’argent. Nous fumions une Camel et attendions que quelqu’un se décide à mettre de l’argent dans le Juke-box et que celui-ci joue, presque invariablement, Hotel California. Mon copain était le beau gosse rebelle du Lycée, cheveux longs et membre des Jeunesses Communistes. Chaque été il partait en RDA, le plus beau pays du monde selon lui, où la liberté y était totale. J’avais du mal à le croire mais il m’assurait que les filles y étaient tellement libres qu’elles avaient toutes des capotes dans leur sac à main, prête à en expliquer l’usage au premier suppôt du capitalisme venu. Ce dernier argument suffit à me convaincre et me faire rêver érotiquement de blondes, aryennes et communistes, aux mœurs dissolues, et me faire bosser mon allemand en cours. Il me fit lire, pour me convaincre, Les Nouvelles Souffrances du Jeune W.. Le roman venait de paraître en RDA. Les références au livre de Goethe m’intriguèrent et je me précipitai de le lire. Je tombai immédiatement amoureux de Charlotte, et souffrit autant que Werther de son indifférence. Les blondes germaniques en uniforme de cadet du parti furent remplacées dans mes fantasmes par une Lotte au sourire modeste, chaste et adorée d’enfants joyeux uniquement nourris de tartines.
Ce furent mes débuts dans la littérature allemande ; jusqu’alors je m’étais consacré aux récits de guerre, de chars et d’avions. Peu après, une amie de classe dont nous étions tous un peu amoureux, je ne sais encore trop pour quoi, peut-être parce qu’elle écrivait des poèmes, assez mauvais, mais avec un air inspiré, sur la dureté de la vie, le suicide et la fumette, me fit lire Siddhartha de Hermann Hesse. Je le relirai volontiers aujourd’hui, j’en garde un magnifique souvenir.