Emmanuel in Paris

Depuis Flaubert et son Madame Bovary c’est moi, les choses semblaient claires : toute fiction parle de l’auteur. Il y est ; autant dans l’autobiographie, l’exercice mémorialiste que dans la fiction.

Depuis la psychanalyse, les choses semblaient aussi pliées : toute autobiographie est une fiction, et on apprend autant du sujet dans son discours que dans les manques de celui-ci. Même en suivant la règle analytique fondamentale, l’écrivain, le cinéaste, opèrent des choix : celui des mots, des temps forts et des temps faibles de son récit, fait des ellipses, retranche enlève, et souvent oublie, transforme… Le récit autobiographique ne pourrait être un verbatim de la vie, sauf à mourir d’ennui et ne plus rien faire d’autre que le lire. Vertige Borgésien !

De même, depuis Proust d’un côté, Lacan de l’autre, nous savons que la puissance révélatrice de la fiction se loge dans le décalage entre le signifiant et le signifié, ou pour parler comme Proust entre, nom de pays : le nom et nom de pays : le pays. Que toute création est interprétation et qu’il n’y a de vérité que vérité du sujet.

Cependant deux évènements critiques concomitants et pourtant radicalement différents qui « font le buzz » comme dirait une Madame Verdurin moderne, viennent nous rappeler que ces évidences n’en sont pas.

Je veux parler d’un côté du « procès » instruits par les critiques littéraires autour d’Emmanuel Carrère et de son livre, Yoga. On l’accuse tout à la fois « d’ellipse excessive », de « ne pas dire la vérité », (et concomitamment de mettre de la fiction dans un texte autobiographique).

L’ellipse serait une atteinte à la réalité, pire au réel que devrait l’auteur à son lecteur.  Diable, va-t-on faire le même procès à  Flaubert, qui résuma ainsi  magistralement 16 ans de la vie de son héros Frédéric dans l’Education Sentimentale : « Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il revint. »

 Dans Yoga de Carrère, lu avant cette ridicule et fausse polémique, ce que j’ai le plus aimé est le portrait « en creux », de l’absente, sa femme Hélène. Elle est là dans les vides, les silences, les manques du discours. Sa présence-absence dessine l’architecture du livre de manière déchirante. Quel  grand art ! quelle réussite !

Nous sommes face à un roman, et comme tout roman  réussi, il touche à  une vérité du sujet bien plus que des « témoignages » factices et sur joués. Le roman n’a rien à  voir avec la téléréalité. Carrère n’est ni Loana, ni les Anges en Psychiatrie…

Deuxième polémique, plus amusante peut-être, mais tout aussi révélatrice du rapport faussé de notre postmodernité avec la fiction. La série délicieuse Emily in Paris. Une feelgood story dont j’avoue me délecter avec un cœur de midinette, qui, oh crime, mettrait en scène un Paris « bourré de clichés », « artificiel », etc. La polémique ne vient plus de nos intellectuels germanopratins mais de la blogosphère youtubeuse et facebooksienne, mais elle est au même niveau, n’ayons pas peur des mots, de connerie.

Il est bien évident que le Paris d’Emily, est celui qu’elle fantasme et voit au travers de ses yeux de jeune américaine naïve. Le propos de Darren Star, l’auteur de la série, n’ayant jamais été de faire un documentaire sur Paris, qui plus est lequel ? celui des Bobo du canal Saint Martin, des laissés pour compte vivant aux marges du périphérique, des riches du XVIème ? Comme Proust rêvant Venise et tombant en extase en arrivant enfin dans la ville- eau, (loin de la déception de sa rencontre avec Parme, ville qui n’était ni rose, ni ne sentant la violette), Emily vit un Paris plein de soleil, de beauté et de séduction. Un Paris qui a autant d’existence que celui de Depardon dans Faits Divers  par exemple, tourné tous les deux dans le 5eme arrondissement. Le Paris de Depardon est celui de sa peur de jeune paysan monté à la capitale, là est la différence.

Oui, il y a des clichés dans cette romance qui n’a aucune prétention sociologique. Le cinéma en est plein, comme le rêve en est construit… va-t-on interdire aux rêveurs de rêver, aux conteurs de conter ? L’habileté et la réussite de cette série est bien de nous montrer, comme Voltaire faisant le persan, un regard sur Paris, sur la France. Et au final cela fait du bien de se penser charmeur, séducteur, arbitre de l’élégance… et parlant si bien anglais !

Quel étrange rapport à la vérité s’instaure-t-il dans notre monde ? Les fake news deviennent valeur de vérité. La dernière stupidité en date est reprise en boucle par des gens à priori instruit : porter un masque est inutile ; les chirurgiens seraient donc si stupides ? Se laver les mains ne sert à rien : Au secours Semmelweis !

Et maintenant toute fiction, cinématographique ou romanesque, devient suspecte de mensonge et de dissimulation. Carrère est un menteur par omission. Mais ne voyons-nous pas dans cette fiction, une vérité du sujet en souffrance aux injonctions paradoxales de notre post-modernité : se retrouver soi-même, et cependant ne pas oublier l’autre dans sa misère ? Carrère est mon semblable, – mon frère, et j’en suis l’hypocrite lecteur qui retrouve une vérité de mon âme autant dans ses phrases que dans ses ellipses narratives.

 l’Emily de Darren Star gauchirait à coup de clichés et d’images chromos, une vérité du lieu, celle de Paris ? Mais son propos est-il un « cinéma du réel » ? Car son Paris est celui que j’aime à aimer. Un Paris qui m’aime et me comprend que je vois souvent dans un rêve étrange et pénétrant.

L’incipit de Baudelaire prend alors une triste vérité : « La France traverse une phase de vulgarité. Paris, centre et rayonnement de la bêtise universelle » (préface aux Fleurs du Mal).

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